Le député Raphaël Gauvain vient de rendre public son rapport. Le titre est un peu long, il porte sur la souveraineté de la France et de l’Europe et de la protection des entreprises françaises contre les lois et les mesures à portée extraterritoriale.
En termes plus directs, il s’agit d’une présentation des outils destinés à défendre les intérêts stratégiques de la France dans un monde où le droit est devenu un outil stratégique utilisé par les gouvernements et les grandes entreprises.
On peut avoir en tête les exemples de lourdes sanctions financières contre BNP-PARIBAS. Mais il s’agit aussi de protéger les entreprises françaises contre les procédures étrangères, du type « discovery » (procédure de droit américain) ou constat de l’article 145 du code de procédure civile (procédure française). Ces procédures imposent à une entreprise de livrer des documents confidentiels.
Depuis plusieurs années, le sujet fait l’objet d’inquiétudes relevées par des juristes d’entreprise par l’intermédiaire de leurs deux syndicats, l’AFJE et le Cercle Montesquieu. Le sujet a aussi été abordé dans le rapport Haeri de 2017 (auquel j’ai eu l’honneur de contribuer).
Mais la situation actuelle serait devenue encore plus difficile. Ou peut-être que le sujet a enfin gagné les directions générales de grandes entreprises et les ministères ?
Une des trois recommandations du rapport est d’attribuer aux avis juridiques rendus en entreprise (consultations, notes de rendez-vous) la même protection du secret professionnel que les avis rendus par des avocats. Le moyen proposé est de créer un statut d’avocat en entreprise doté de la déontologie de l’avocat et d’un droit à la protection de ses avis juridiques.
A titre personnel, je pense qu’il ne s’agit que d’une solution partielle au problème, car la protection du secret professionnel n’est pas infinie. Et c’est logique : si je prête la main à un montage frauduleux pour spolier l’Etat ou des minoritaires d’une entreprise cotée, ma consultation doit pouvoir être examinée par un juge d’instruction.
En tout cas, cette proposition va certainement provoquer une série de réactions indignées de la part de certains avocats. Mais ceux qui s’exprimeront fort ne représentant pas nécessairement la majorité des avocats. Et en tout cas, on ne décide pas de l’intérêt ou des limites d’une réforme en mesurant le volume des cris poussés par ceux qui ont peur.
D’abord, une partie importante des juristes d’entreprise sont des anciens avocats ayant parfois exercé dix ans dans la profession avant d’exercer le même métier d’une nouvelle manière. Il est difficile de faire des statistiques fiables, mais je travaille au quotidien avec des juristes d’entreprise, et peut-être un tiers d’entre eux sont d’anciens avocats.
Ensuite, les arguments qui sont opposés sont exactement les mêmes que ceux qui ont été opposés à la fin des années 1980 s’opposer à la fusion entre les avocats et les conseils juridiques : doute sur la possibilité pour un salarié d’être indépendant, interrogations sur le respect du secret professionnel, sur le respect de la déontologie.
Le rapport propose de créer un statut particulier, le juriste-avocat en entreprise ayant un contrat de travail garantissant son indépendance, et qu’il soit soumis, pour les questions d’exercice professionnel, à la compétence juridictionnelle du bâtonnier (comme les avocats exerçant en tant que salariés en cabinets d’avocats).
Parmi les « arguments » parfois invoqués, il en est un auquel il est difficile de répondre, signe probable qu’il ne s’agit pas d’un argument : les avocats perdraient leur âme à laisser entrer le loup dans la bergerie… Je pense que la profession d’avocat est une profession devenue laïque, au sens où ce type d’argument n’a même pas à être considéré.
On peut proposer de porter le regard un peu plus loin que nos frontières et qu’ils interrogent leurs confrères allemands et leurs confrères espagnols. En Espagne, la moitié du barreau est composée d’avocats exerçant en entreprise… Les avocats espagnols n’ont pas pour autant perdu leur âme ou leur identité…
Non, l’avocat ne perdra pas son âme si les juristes d’entreprise s’inscrivent au barreau. L’avocat se nourrira d’une grande richesse intellectuelle, le droit progressera dans toutes les organisations (entreprises mais aussi collectivités territoriales…). Et tout ce qui peut faire disparaître des pratiques totalement obsolètes, dont la légitimité n’est même pas discutable dans l’esprit du public car elle a disparu de fait (par exemple le tarif de la postulation dans certaines matières), doit être approuvé.
Finalement, on dit parfois que le droit est l’art de poser des questions. Jusqu’à ce jour, la question a toujours été posée comme cela : doit-on autoriser les juristes d’entreprise à devenir avocats ?
Pour moi, elle peut aussi se poser de la manière suivante : à une époque où il y a de plus en plus de changements au cours d’une carrière, et où des avocats deviennent juristes d’entreprise assez simplement, et réciproquement, pourquoi serait-il interdit à un avocat de conserver son statut en devenant salarié d’une entreprise ?
La date de publication de cet article est : 26/06/2019 . Des évolutions de la loi ou de la jurisprudence pouvant intervenir régulièrement, n’hésitez pas à nous contacter pour plus d’information.