L’objectif de cet article est de proposer une thèse et un plan d’action. La thèse est que dans le mouvement de révolution numérique en cours, le droit constitue un élément essentiel de la stratégie des entreprises. Et cela doit conduire le chef d’entreprise qui veut s’adapter à considérer le droit comme un élément de la stratégie de son entreprise.
Il n’est pas nécessaire de définir précisément ce qu’est la révolution numérique. Elle va largement au-delà de l’uberisation et elle s’apparente plus à une révolution aussi profonde que celle de l’invention de l’imprimerie. Or, les acteurs économiques, qu’ils soient nouveaux (les start-up) ou qu’ils cherchent à s’adapter (société classique qui veut se convertir à l’innovation et au numérique) s’aperçoivent que de nombreux outils juridiques sont en train d’être profondément révolutionnés eux aussi.
On peut en trouver des exemples dans le financement d’entreprise, le contrat de travail, et la remise en cause du droit de propriété.
En ce qui concerne le financement d’entreprise, si on adopte une perspective longue, il faut se souvenir que le modèle moderne de la société à responsabilité limitée a été créé en Europe à la même époque dans plusieurs pays pour financer les expéditions vers les Indes. Puis, au XIXe siècle, on a créé l’appel public à l’épargne classique par la création des systèmes boursiers. Ces systèmes boursiers ont été profondément déréglementés dans les années 80. On arrive probablement à une nouvelle étape avec les méthodes de crowdfunding qui permettent aux sociétés classiques de résoudre une équation impossible. En effet, un banquier classique (tout comme un acteur de l’appel public à l’épargne sur le marché boursier) demande un indicateur essentiel, le retour sur investissement. Or, la caractéristique essentielle de toute innovation est que le retour sur investissement n’est pas garanti et qu’il est extrêmement risqué. On perd souvent et quand on gagne, on gagne beaucoup.
Autre domaine profondément modifié, le droit de propriété. Le droit de propriété a été défini sur un modèle de propriété matérielle. Or, les propriétés les plus importantes sont aujourd’hui des propriétés immatérielles. Par ailleurs, on est en train de passer d’une société de possession à une société de jouissance. Et enfin, même en utilisant les modèles classiques du droit de propriété, on peut révolutionner le modèle lui-même, par exemple par les outils de l’open source (ou du droit des communs) en droit du logiciel et en droit d’auteur plus large.
Cette révolution numérique fait naître aussi tout un pan nouveau qui est celui de la vie privée dans le secteur immatériel avec les lois informatiques et liberté.
Comme les positions stratégiques évoluent très vite, les acteurs classiques sont tentés de répondre par des actions en concurrence déloyale qui ne sont souvent que des châteaux de sable contre la montée de la marée. On peut penser aux actions de certains syndicats professionnels, voire de l’État, contre des opérateurs dans le domaine du transport ou de l’hôtellerie.
Le domaine qui sera probablement le plus profondément modifié est celui du contrat de travail classique. En effet, ce contrat constitue peut-être une parenthèse sur le plan historique. Ce modèle intellectuel a été construit à la fin du XIXe siècle sous la triple poussée des penseurs marxistes, de la doctrine sociale de l’église et du capitalisme rhénan, chacun y trouvant son intérêt. Dans ce modèle, l’employé est recruté à la sortie de ses études (voire les termine dans l’entreprise en apprentissage). Son contrat de travail est à durée indéterminée, à vie et en échange de cette fidélité, il bénéficie d’un revenu garanti, en augmentation constante et d’une protection sociale : maladie, maternité, retraite. Ce modèle intellectuel est celui de l’ouvrier de l’industrie lourde (par exemple l’industrie automobile) arrivé récemment en ville, et placé dans une situation de quasi servitude.
Ce modèle intellectuel a tellement influencé la pensée juridique que la chambre sociale de la Cour de Cassation s’appelait au début du XXe siècle la chambre ouvrière !
Ce modèle a probablement connu son apogée avec la réforme des 35 heures à la fin des années 1990. Et il est en train d’être très profondément modifié par la pratique et quelques réformes politiques.
Mais la réforme politique est difficile, car le sujet fait partie des tabous et des totems. On a ainsi assisté à la création du statut des autos entrepreneurs. Du côté de la pratique, il y a une explosion du portage salarial. Évidemment, tout ça n’est pas un long fleuve tranquille, certains chauffeurs Uber tentent de faire requalifier leur contrat en contrat de travail et d’autres veulent même créer un syndicat. Mais il semble que ce syndicat soit en fait une tentative de se défendre contre la requalification contrat de travail, paradoxalement. On notera que le premier juge avoir requalifié un contrat Uber en contrat de travail est un dangereux magistrat marxiste-léniniste … de Californie !
Dans ce contexte, le droit à prendre en compte par les entreprises est un droit complexe et global. Il est d’abord global dans ses sources. Le droit applicable à une entreprise française est d’origine européenne (directive, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme…) et nationale.
Toute entreprise française même de petite taille peut vendre à des clients du monde entier, ce qui n’était pas possible il y a encore quelques années. Et dans ce cas, les ventes sont soumises à d’autres droits nationaux.
Toute entreprise française (même de petite taille, et même si elle ne veut pas s’ouvrir sur le monde) est en concurrence avec des entreprises du monde entier soumis à des régimes juridiques et fiscaux différents. Et dans certains cas, la compétition n’est pas équilibrée : entre deux acteurs économiques, la fiscalité peut être radicalement différente, tout comme les obligations sociales… La tentation est alors grande d’installer certains établissements de l’entreprise dans des pays plus « accueillants ».
Mais surtout, le chef d’entreprise, de la start-up au grand groupe international, doit cesser de considérer le droit comme une somme de contraintes et le juriste comme un chef du contentieux des années 70 ou comme un scribe écrivant ce que les commerciaux et les opérationnels ont déterminé. Le juriste doit de son côté être capable de donner un véritable apport stratégique. Il faut donc lever le nez de son papier et de son clavier et penser plus large. Quand l’entreprise est importante, cet apport peut être assuré par le juriste interne. Dans ce cas, le prestataire extérieur (autrement appelé : avocat) est une force de travail supplétive ou un assistant ponctuel. C’est moins facile quand l’entreprise est de taille intermédiaire ou quand le challenge, la question à résoudre, le défi à relever, est plus original.
Une conclusion en forme de conviction : tout ne viendra que du management de haut niveau de l’entreprise. Si ce management considère le droit comme une somme de contraintes, d’ennuis, et une fonction support subalterne, il ne devra pas se plaindre de se faire tailler des croupières par des concurrents plus imaginatifs qui ont fait monter les juristes au niveau stratégique… À bon entendeur, salut.
La date de publication de cet article est : 11/12/2015 . Des évolutions de la loi ou de la jurisprudence pouvant intervenir régulièrement, n’hésitez pas à nous contacter pour plus d’information.